"L'enfant de sable" de Tahar Ben Jelloun

"L'enfant de sable" de Tahar Ben Jelloun






Citation favorite (1) : « Notre religion est impitoyable pour l’homme sans héritier ; elle le dépossède ou presque en faveur des frères. Quant aux filles, elles reçoivent seulement le tiers de l’héritage. Donc les frères attendaient la mort de l’aîné pour se partager une grande partie de sa fortune. Une haine sourde les séparait. Lui, il avait tout essayé pour tourner la loi du destin. » (Page 18 ; Editions du Seuil/France Loisirs)

Citation favorite (2) : « J’évite les miroirs. Je n’ai pas toujours le courage de me trahir, c’est-à-dire de descendre les marches que mon destin a tracées et qui me mènent au fond de moi-même dans l’intimité – insoutenable – de la vérité qui ne peut être dite. Là, seuls les vermisseaux ondulants me tiennent compagnie. Je suis souvent tenté d’organiser mon petit cimetière intérieur de sorte que les ombres couchées se relèvent pour faire une ronde autour d’un sexe érigé, une verge qui serait mienne mais que je ne pourrais jamais porter ni exhiber. » (Page 44 ; Editions du Seuil/France Loisirs)

Citation favorite (3) : « Vous savez combien notre société est injuste avec les femmes, combien notre religion favorise l’homme, vous savez que, pour vivre selon ses choix et ses désirs, il faut avoir du pouvoir. Vous avez pris goût aux privilèges et vous avez, sans peut-être le vouloir, ignoré, méprisé vos sœurs. Elles vous haïssent et n’attendent que votre départ. Vous avez manqué d’amour et de respect à votre mère, une brave femme qui n’a fait qu’obéir toute sa vie. Elle ne cesse de vous attendre et espère votre retour, retour à son sein, retour à son amour. » (Page 87 ; Editions du Seuil/France Loisirs)


Ce livre m’a autant marquée que Thérèse Raquin de Zola. Naturellement, il a rejoint la très courte liste de mes livres favoris.
Après avoir été profondément déçue par Le premier amour est toujours le dernier, ma toute première lecture de l’auteur, j’avais beaucoup de mal à commencer un autre livre de Tahar Ben Jelloun dont j’avais vraiment envie de découvrir la plume. J’ai alors choisi L’enfant de sable. Je ne pouvais plus déposer le livre. J’étais emportée par ma lecture. J’étais tombée amoureuse de ce livre qui m’a donné encore plus envie de m’intéresser aux études de genre et aux autres œuvres de l’auteur.
Je ne sais par quoi commencer, tellement ce livre m’a marquée. Ma critique sera aussi désorganisée et troublée que la vie d’Ahmed, le personnage principal. Ahmed est une fille, mais son père, qui en a déjà sept et souhaite désespérément avoir un mâle et un héritier dans la famille, décide d’élever Ahmed en tant que garçon. Il partagera ce lourd secret avec son épouse et la sage-femme. Bien sûr, les deux dames n’ont pas à donner leur avis, car ce sont des femmes. Il ne faut pas oublier que l’histoire se déroule au Maroc, vers les années 1950 peut-être. Ahmed va alors vivre dans un corps de femme, mais se comportera comme un homme : le thème principal du livre est donc le trouble du genre, mais il y a aussi un trouble du sexe. Le père s’occupe de l’éducation d’Ahmed, l’initie au monde extérieur et au monde du travail, alors que ses autres sœurs sont emprisonnées chez elles. Le père accepte aussi qu’Ahmed épouse sa cousine qui est malade. Le père ira donc très loin dans sa décision, ou plutôt dans son délire, un délire qui a commencé dès que l’idée de changer le sexe de son enfant lui a traversé l’esprit: « Tu dois être fière… Tu viens après quinze ans de mariage de me donner un enfant, c’est un garçon, c’est mon premier enfant, regarde comme il est beau, touche ses petits testicules, touche son pénis, c’est déjà un homme ! » (Page 26-27 ; Editions du Seuil/France Loisirs). Le pénis est vu comme l’organe symbolique de la vie, du succès, du pouvoir, de la perfection.
Divers thèmes sont abordés dans ce livre. Des thèmes qui relèvent un certain engagement de la part de l’auteur : religion, sexualité, genre, patriarcat, traditions.
Le père est le symbole du patriarcat et représente la majorité des hommes composant la société marocaine. Il est complètement détaché de sa famille et de la maison, deux milieux internes auxquels les hommes ne font jamais partie. L’épouse est totalement soumise, effacée, une machine qui pond des enfants uniquement. Quant aux filles, chacune de leur naissance est célébrée tel un deuil : « Fille sur fille jusqu'à la haine du corps, jusqu'aux ténèbres de la vie. Chacune des naissances fut accueillie, comme vous le devinez, par des cris de colère, des larmes d’impuissance » (Page 19 ; Editions du Seuil/France Loisirs). La mère a tout tenté, même les méthodes les plus morbides, afin de concevoir un garçon : « La dernière chance : laisser la main du mort passer de haut en bas sur son ventre nu et s’en servir comme cuillère pour manger du couscous» (Page 19 ; Editions du Seuil/France Loisirs). Bien sûr, c’était uniquement la faute de la femme. C’est à cause d’elle que le père souffre et n’a que des filles. Il ne sera pas brutal ou violent envers ces dernières, les insultant ou les maudissant, il va complètement les ignorer, ne jamais leur adresser la parole : « Je ne les ai jamais désirées. Elles sont toutes arrivées par erreur, à la place de ce garçon tant attendu. Tu comprends pourquoi j’ai fini par ne plus les voir ni m’inquiéter de leur sort. Elles ont grandi avec toi. Savent-elles au moins qu’elles n’ont pas de père ? Ou que leur père n’est qu’un fantôme blessé, profondément contrarié ? Leur naissance a été pour moi un deuil» (Page 22 ; Editions du Seuil/France Loisirs). La mère est considérée comme incomplète, imparfaite, elle ne sera une vraie mère que lorsqu'elle donnera naissance à un mâle.
Le passage sur la circoncision est important dans l’histoire. Mais la vraie circoncision, qui est tardive, correspond aux premières règles d’Ahmed, la première révélation de son sexe féminin, la coupure d’un pénis inexistant. Il s’agit donc de la coupure, de la rupture avec une identité sexuelle masculine, dont petit à petit, Ahmed va s’en séparer pour devenir une femme : « C’était bien du sang ; résistance du corps au nom ; éclaboussure d’une circoncision tardive. C’était un rappel, une grimace d’un souvenir enfoui, le souvenir d’une vie que je n’avais pas connue et qui aurait pu être la mienne ». (Page 46 ; Editions du Seuil/France Loisirs).
Le trouble existe aussi au niveau des formes narratives choisies. La vie d’Ahmed est présentée à travers son journal intime, racontée par un conteur, développée grâce aux  correspondances échangées entre le personnage principale et un protagoniste anonyme. C’est compliqué, c’est mélangé, c’est confus, le lecteur a besoin de se concentrer, de chercher, tout comme Ahmed est à la recherche de sa vraie identité.
L’auteur parle aussi de l’obsession maladive des marocains avec le sexe, un sujet toujours d’actualité : « Les hommes regardent les femmes en pétrifiant leur corps ; chaque regard est un arrachage de djellaba et de robe. Ils soupèsent les fesses et les seins, et agitent leur membre derrière leur gandoura ». (Page 101-102 ; Editions du Seuil/France Loisirs). Une société où la femme est un objet sexuel, où on l’emprisonne, où on la perçoit telle une proie quand elle sort, où on lui impose des règles et des traditions douloureuses qui ne lui permettent pas de reprendre possession de son corps et de le connaitre.
J’ai adoré ce livre que je souhaite relire et relire et relire. Je vous le conseille fortement. Si vous n’avez jamais lu Tahar Ben Jelloun, commencez par L’enfant de sable, un chef d’œuvre que je considère comme un classique des littératures marocaine, maghrébines et francophones. 


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