"Kant et la petite robe rouge" de Lamia Berrada-Berca

"Kant et la petite robe rouge" de Lamia Berrada-Berca



Citation favorite (1): Quand le voile noir est tombé sur sa tête la première fois elle n'a rien dit. C'est cette fois-là qu'il aurait fallu crier pourtant. Pleurer. Hurler. Mais ne rien dire... Comment est-ce possible d'accepter de n'être qu'une chose qui agite les bras, qui avance les pieds, qui garde tous les automatismes d'un être vivant, qui sait même rire d'elle avec ses comparses, et qui demeure cependant sans voix, hors de la vue et de la vie d'autrui?
Dès le moment où le voile est tombé, il a enfermé le corps dans un secret trop lourd à ouvrir. 
Aucune voix n'ouvre le secret d'un être qui se refuse pour le laisser s'exprimer. (Les Éditions La Cheminante; Pages 36/37) 

Citation favorite (2): Il faut bien finir par admettre qu'on ne pourra jamais tout voir ni savoir du monde dans lequel on vit.
Mais aujourd'hui elle sait qu'elle veut être visible, elle. Cesser d'être la nuit au milieu du reste du monde. D'être une étoile morte, d'être un visage de pierre qui ne peut rien dire de sa colère ou de sa tristesse. (Les Éditions La Cheminante; Page 17)



J'ai fini ce roman en deux jours, et je ne sens qu'il va me marquer à vie. Ce petit livre d'une centaine de pages contient des idées tellement grandes et des messages tellement importants, que lorsqu'il était entre mes mains, je sentais que je tenais un dictionnaire ou une encyclopédie. En effet, ce minuscule ouvrage pèse sur la conscience, car il met le lecteur face à une vérité que la plupart des gens préfèrent ignorer. En effet, "Kant et la petite robe rouge" traite d'un sujet assez délicat dont on entend souvent parler dans les médias: il s'agit du port de la burqa. 
On découvre dans ce livre une jeune femme qui porte la burqa, et qui un jour voudra acheter une robe rouge. Analphabète et ne sortant pas souvent, elle a peur de ce vêtement et essaie de ne pas le regarder lorsqu'elle passe devant la vitrine ou il est exposé. Mais le désir est plus fort, et la jeune femme ne fera que penser à cette robe qui a bouleversé sa vie. En effet, la couleur rouge représente le sang et la vie: "Le rouge est une couleur du Sud." (Les Éditions La Cheminante; Page 19) C'est une couleur qui rappelle le danger, la chaleur, l'enfer et donc le Diable. Elle s'oppose totalement au noir que porte la jeune femme et qui est symbole de silence, d'invisibilité, voire de mort. 
J'ai remarqué que l'élément perturbateur de l'histoire se situe dans les premières phrases du livre. Pourquoi mettre une situation initiale ou on présente la vie de la jeune femme, quand tout son quotidien n'est que monotone et ennuyeux. J'ai également remarqué que les phrases employées sont courtes, la ponctuation est précise, et toute l'histoire se présente sous forme de paragraphes. Et j'ai trouvé ce choix typographique très pertinent, car il symbolise le quotidien de la jeune femme. Ce dernier se résume aux mêmes taches ménagères, à la même routine, aux mêmes gestes et aux mêmes paroles prononcées. Toute son existence est bâtie autour des règles imposées par un mari presque inexistant, et même son appartement est carré et rappelle la forme des paragraphes: "Elle ne connaît de la vie où son marie l'a conduite que ça: un carre autour du métro Couronnes où elle s'aventure pour faire les courses." (Les Éditions La Cheminante; Page 19) 
Le fait de penser constamment à cette robe rouge va la pousser à prendre conscience de son état, et à réaliser qu'elle ne bénéficie pas de tous ses droits. La malheureuse n'est même pas libre d'agir comme elle le souhaite chez elle. La loi du silence a été imposée sur elle et sa fille, et elle ne doivent jamais déranger le père. 
Le récit est court et englobe l'essentiel. Il n'est pas nécessaire d'énumérer tous les droits de la femme et de présenter tous les discours et combats qui lui ont été consacrée. En lisant cet ouvrage, c'est le lecteur qui se prend de pitié pour cette femme et souhaite mener son propre combat pour l'aider. J'ai été tellement marquée par l'histoire de cette jeune femme, que j'avais envie de plonger ma main dans le livre et d'essayer d'attraper la sienne pour la tirer et la sauver de ce quotidien monotone dans lequel elle est cloîtrée. 
L'histoire ne s'arrête pas là. Un autre élément va encore bouleverser la vie de notre héroïne. En rentrant chez elle un jour, elle verra un homme poser un livre sur la porte qui se trouve face à celle de son appartement et s'enfuir en courant. Et le soir, pendant que son marie dort, elle décide de prendre le livre qui s'intitule "Qu'est-ce que les Lumières" et qui a été rédigé par Emmanuel Kant. Intriguée par ce fascicule dont elle ne peut comprendre aucune ligne, elle demande à sa fille de lui lire quelques extraits, et ces derniers parlent de la liberté de l'individu. Ils vont illuminer l'esprit de la jeune femme qui va comprendre qu'elle est traitée comme une mineure, et elle va se mettre à critiquer cette culture dont elle fait partie et qui repose sur les secrets et les cachotteries: "Qu'y-a-t-il donc à cacher? Pourquoi dans sa culture faut-il toujours "cacher" les choses alors qu'on devrait au contraire tout faire pour répandre la lumière sur la réalité de ce qu'on vit?" (Les Éditions La Cheminante; Page 71) En effet, on cache la femme et à la femme. Elle ne comprend alors rien, ni à ses changements physiologiques, ni au monde dangereux qui l'entoure. Elle sait juste qu'elle doit se couvrir pour ne pas causer de problèmes, et rester silencieuse et obéissante. 
J'ai également remarqué que le nom de la jeune femme n'est révélé que jusqu'à la fin du livre. Et j'ai trouvé ce choix très pertinent. En désignant l'héroïne par le pronom "elle" ou par le groupe nominal "la jeune femme", l'auteure généralise son histoire et montre qu'elle peut concerner toute femme portant la burqa. 
Le thème de la philosophie joue également un rôle important dans cette histoire, car c'est grâce aux quelques lignes du livre de Kant que la protagoniste a pu trouver le courage et la force d'acheter la robe rouge. Un scepticisme va petit à petit l'envahir et la pousser à chercher et à se questionner: "Où c'est écrit, où? La jeune femme tourne et retourne la même question dans sa tête. A en avoir le vertige. A creuser le vide qui l'entoure d'un désespoir aigu. Le marie a menti déjà. Plusieurs fois. [...] La jeune femme a besoin de vérifier où c'est écrit qu'elle doit porter ce vêtement de deuil qui l'oppresse, qui l'empêche de rejoindre le monde des vivants." (Les Éditions La Cheminante; Pages 85-86) On remarque donc le pouvoir de la philosophie et comment elle arrive à changer une personne et à l'éclairer. Elle permet aux gens de prendre du recul et de mieux critiquer le monde qui les entoure, et surtout à connaître leurs droits en tant qu'humains.
Je compte donc m'arrêter ici, car si je continue, je me mettrai à analyser chaque paragraphe du roman et gâcherai votre lecture. Ce livre m'a permis de mieux comprendre ces femmes à qui on ne donne jamais le droit à la parole. En le lisant, j'ai senti qu'un voile m'a couvert le visage, car je voyais la vie à travers le regard de la jeune héroïne. Mais le voile se soulevait au fur et à mesure que la jeune femme s'approchait des lumières et que le désir d'acheter la robe était ardent. 


Lamia Berrada-Berca

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